Je ne connaissais absolument rien d’Antonio Lobo Antunes – ou peut-être en avais-je vaguement entendu parler au cours de mes pérégrinations dans la littérature lusophone – avant le visionnage d’une vidéo transmise par un ami. Il s’agit d’une conférence donnée en 2008 à la Sorbonne nouvelle.
J’ai tout de suite été fascinée par l’écrivain, sa voix d’abord, douce et bourrue, dans laquelle on sent tout de suite que l’homme est prêt à donner, révéler beaucoup sur son écriture, que l’on peut aller en profondeur dans les méandres de son inconscient, mais qu’il ne faut pas aller trop loin, qu’il y a des limites, c’est lui qui trace les frontières entre rêve et réalité ; puis son discours sur sa relation à l’écriture, son regard sur son travail d’écrivain, la façon dont il se raconte à travers son rapport à la littérature.
Je me suis rendue à la librairie pour me procurer ses romans, j’avais envie de le lire, de prendre un bain d’Antonio Lobo Antunes, j’ai été alors confrontée à un choix des plus difficiles, celui de sélectionner les romans par lesquels j’allais m’immerger dans son style, j’avais peur d’être déçue, et les titres étaient tous plus beaux, plus attirants les uns que les autres : Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre, Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau.
J’ai finalement jeté mon dévolu sur trois ouvrages : deux livres de chroniques, Dormir accompagné – Livre de chroniques 2 et Livre de chroniques 3, et un roman, La nébuleuse de l’insomnie.
Une fresque familiale
Le roman se rapproche une peu de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. S’il ne s’agit pas dans La nébuleuse de l’insomnie de réalisme magique – aucun élément fantastique n’est introduit dans le récit -, le caractère onirique est très présent. La famille aussi prend beaucoup de place.
La nébuleuse de l’insomnie est une grande fresque familiale, son incipit est un tableau monochrome ombré de tristesse, nous présentant les personnages principaux, leur caractères particuliers, la grande maison vide de toute communication, ou pleine de communication impossible, remplie des valeurs du Portugal qui semblent disparaître en même temps que ses occupants disparaissent, s’effacent.
« D’où peut bien me venir cette impression que dans la maison, alors que rien n’a changé, tout ou presque a disparu ? »
La maison n’est autre que le Portugal qui veut donner l’impression que ses valeurs ont disparu alors que rien n’a changé. Il y a toujours dans l’imago national un patriarche violent – le grand-père -, un fils soumis incapable d’exprimer ses sentiments – le père -, des femmes objets – la mère -, ou castratrices – la grand-mère et la tante.
La famille est très importante, elle passe avant tout. Alors que faire quand le schéma familial est brisé, quand les liens de parenté s’entremêlent au point de ne plus savoir à qui appartient la paternité de tel enfant, quand l’idéal familial se fissure et surtout quand l’un des leurs est malade et leur renvoie cette hypocrisie ?
Exploration de l’inconscient autistique
Antonio Lobo Antunes a fait le choix de laisser s’exprimer cet enfant, autiste, pour mieux voir et sentir toute la force de cette vision, notamment les lumières, éclats de vérité qu’elle est capable de révéler. Et même s’il laisse s’exprimer d’autres personnages, le mode narratif est identique et amène le lecteur à penser que c’est toujours le personnage autiste qui s’exprime ou fait s’exprimer les autres personnages.
Il y a tout d’abord l’écholalie qui dévoile cette impossible communication entre les personnages dominés par le patriarche. L’autiste ne peut s’exprimer que par écholalies, répétitions de mots ponctuels qui ne lui appartiennent pas, il est incapable dans sa relation à l’autre d’utiliser le je.
Ensuite, chaque chapitre s’étend en une longue phrase, comme une litanie sans fin où les pensées s’entrechoquent sans nécessairement trouver une cohésion. Cela donne une impression de flottement et rend les frontières entre le fantasme et la réalité encore plus floues, donne un caractère encore plus fou à la réalité familiale. Au-delà du narrateur, c’est toute la famille qui a une relation autistique à son environnement.
Style Faulknérien
J’ai retrouvé avec beaucoup de plaisir un petit côté faulknérien dans le style de ce roman. On ne peut lire La nébuleuse de l’insomnie sans penser au roman de William Faulkner Le bruit et la fureur.
Il y a d’abord le personnage de cet enfant handicapé mental qui est narrateur de beaucoup de chapitres dans le roman de Faulkner. Puis les personnages qui se mélangent, certains portant le même nom, provoquant une déstructuration du modèle familial américain. L’absence de ponctuation est aussi un point commun entre ces deux œuvres. Enfin un mélange doux-amer de poésie et de brutalité, décrivant à la fois un univers intérieur onirique et une réalité extérieure dure.