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Au Coeur Des Silences

Bruits d'écriture et fureur de lectures

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Festins secrets – Pierre Jourde

Posted on 15 février 202115 février 2021 by Au Coeur des Silences

Je pensais lire un roman réactionnaire, prétexte pour dénoncer les travers d’un système éducatif défaillant. La médiocrité et la violence des élèves y sont effectivement décrites comme glaçant d’une mort certaine toute la bonne volonté d’une âme et d’un corps enseignants voués, semble-t-il, à la seule bureaucratie toujours plus dévorante.

Je n’ai pas été déçue tant le quotidien d’un collège d’une petite ville de province y est abordé avec un réalisme assez troublant. Néanmoins l’essentiel de ce roman n’est pas là.

Il faut creuser plus loin et sans relâche, car les couches, les strates d’écritures et de lectures s’avèrent nombreuses et rendent d’autant plus profond le travail de Pierre Jourde.

Tout au long des cinq cent pages, nous suivons le cheminement de Gilles Saurat, jeune doctorant en littérature qui, après avoir réussi son agrégation, est nommé dans le collège de Logres, ville du nord-est de la France.

Logres, ou L’ogre, personnage de conte qui dévore de la chair fraîche et qui n’est pas sans rappeler Gilles de Rey admirablement évoqué dans Là-bas de Hyusman, un autre Gilles Saurien ; ou Logrie, ce village médiéval fantastique, ensorcelant, attirant et empêchant tout voyageur de le quitter. Logres est tout à la fois dévorante et ensorcelante. Dès les premières lignes nous sommes d’ailleurs prévenus :

« Il faut que tu parviennes à te souvenir. Remémore-toi ce que tu as vécu depuis ton arrivée à Logres »,

et un peu plus loin :

« d’abord, tu dors profondément. Tu as oublié, dans ton sommeil, que tu as pris à la gare de l’Est le direct de 16h22, arrivée à 20h37 ».

Il ne s’agit donc pas pour Gilles Saurat de se souvenir de sa vie avant Logres : il ne pourra plus quitter cette ville, elle le dévorera tout entier,

« Logres est un piège […]. Aussi répugnante qu’elle soit, Logres sait se rendre désirable. Il faut faire semblant d’entrer dans son jeu. Se déréaliser doucement pour lui faire perdre la piste, mais sans jamais aller jusqu’au point où l’on ne sait plus qui l’on est, ce qui est vérité et ce qui est illusion. Car ses ruses sont innombrables. Elle vous attend juste là où l’on croit lui échapper. Elle tente de vous rendre fou, ou plus subtilement de vous convaincre que vous l’êtes ».

La mémoire de Gilles effacera complètement son passé d’avant Logres, les liens qui le retenaient : d’abord sa compagne, Marielle qui sera transformée de la jeune étudiante en lettre en actrice pornographique ; puis sa mère qui meurt au milieu du roman, mort qui ramène Gilles un court moment au sein de la réalité. Il sera malheureusement déjà trop tard,

« le monde, avec ce qui le peuple, n’est peut-être qu’une hallucination engendrée par la fatigue de vivre »,

l’illusion, les hallucinations de Logres l’ont déjà en partie absorbé. Car Logres est une Chimère, une Sirène à laquelle Gilles ne peut que succomber, l’ultime tentation du perpétuel questionnement :

« et toi, Saurat, tu refuses encore de croire à l’Esprit du mal ? Est-ce que tu ne sens pas, partout autour de toi, sa présence ? Notre enfer est pire encore que celui des vieilles églises, car on ignore qu’il est l’enfer. Il a compris qu’il pouvait étendre sans fin sa puissance en proclamant son insignifiance. Ce n’est rien, disent les démons, cela n’a pas d’importance, juste un jeu. On s’amuse. On rigole. Les théologiens n’avaient pas prévu cela : ceux qui sont au fond de la géhenne sont contents de leur sort. Leurs rires et leurs cris ne s’éteindront jamais, ni la musique obsédante, ni l’éclat des feux qui les illuminent. L’enfer sera universel. Comme dans les imaginations qui torturaient l’âme des puritains, personne ne pourra lui échapper, il n’y aura aucun élu. L’univers tout entier sera une immense émission de variétés, aux décors roses, violets, dorés. L’humanité sera un public applaudissant au dévoilement de son néant spectaculaire. Applaudissant à ses chagrins, à ses crimes, à ses envies, à ses turpitudes, à ses habitudes, à ses opinions parce qu’elle se les montre. L’histoire cessera enfin. Le spectacle brûlera pour l’éternité ».

Chaque personnage que croise Gilles est digne de ceux d’un Monsieur Ouine : la veuve Van Reeth et sa cohorte de notables provinciaux, Zablanski, le cynique professeur d’histoire,… Tous ces personnages ne sont finalement que les marionnettes de la comédie humaine, le principal étant ce vieux monsieur que Gilles rencontre dans le train qui le mène à Logres, cette

« chimérique épave, penchée comme pour mieux te glisser ses confidences, enveloppée dans les nœuds funèbres du lourd pardessus »,

personnage qu’il retrouvera une autre fois dans les couloirs du rectorat, et une dernière fois à la fin du livre, entraînant le lecteur dans une spirale borgésienne.

« Tu cherchais à me chasser de mon étage, ou à m’y enfermer, sans voir qu’ailleurs, et jusque dans les rêves, j’étais déjà arrivé »,

nous dit Pierre Jourde, car le chemin que nous parcourons aux côtés de Gilles Saurat c’est aussi un peu le nôtre, à nous, lecteurs :

« qu’est-ce que tu crois. Je te dis « tu » comme si j’étais « je », et quand tu me dis « tu », logique, tu dis « je ». Je te parle comme dans un miroir ».

Car il s’agit bien de nous placer devant notre propre folie, celle dans laquelle nous entraîne la société, la civilisation ; de nous rendre à notre propre démon, notre propre mal que seul un long rêve de cinq cent pages, échappatoire littéraire, peut rendre à notre conscience.

« Je vous parle, je vous fais des romans, non pas pour vous convaincre, ou pour avoir raison, mais pour que quelqu’un au moins se fasse une idée de la nature de mon petit enfer. C’est la plus universelle faiblesse : on veut bien souffrir à la rigueur, mais pas que cette souffrance demeure ignorée de tous ».

Pierre Jourde dénonce l’ennui dans lequel nous nous plongeons avec délice, l’ennui qui est peut-être le mal dont souffre le plus notre époque. Alors,

« que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit ».

Tout au long de son ouvrage, Pierre Jourde s’efforce avec subtilité de nous adresser son lancinant message. Mais

« pourquoi te parler à toi, tu devais te le demander. Sans doute avait-il senti en toi la même tension. On devrait toujours éviter de parler, bien sûr, mais aussi suspecte que soit la parole, elle aide à produire un peu de vérité. En même temps nous sommes si attachés au mensonge que nous ne pouvons pas engendrer du vrai sans l’enfouir aussitôt dans la parole. Quelle est la seule chose vraie, en nous ? Quelle évidence vous saisit, la nuit, éveillé dans l’obscurité, seul, dépouillé des occupations du jour ? Il n’y a que l’ennui, Gilles. Je ne suis pas encore tout à fait capable de m’y abandonner ».

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