Le temps s’écoule et ce qui reste en vie n’est que souvenirs. Des souvenirs au-delà des pensées, des mots : des souvenirs qui s’inscrivent dans une mémoire absolue du mouvement,
« tout ne se passait-il pas comme si la poésie universelle était incapable de fournir le seul mot qui importait ? Pourquoi l’univers tiendrait-il entièrement dans les mots ? L’ « univers » ne se trouvait-il pas de toute façon amoindri d’être exprimé par des mots ? Car il ne se confondait pas seulement avec le soleil, ni non plus avec l’espace stellaire au-delà de la lumière que captent nos yeux, et qui nous demeure invisible » p.160
Les mots naissent dans le silence, la mort, la spiritualité : Stefan, le frère de l’adolescente Jutta, à quelques heures de se donner la mort
« n’ajouta pas un mot. Rien ne brisa le silence. Et pourtant Jutta y entendit frémir une foule de mots. Pour n’être pas proférés, ils n’en existaient pas moins. C’est tout juste s’ils ne devenaient pas plus réels que de simples paroles. Une vérité insistante pesait en quelque sorte dans la pièce. » p.74
La mémoire n’est que mortelle matérialité et c’est la tante de Jutta qui vit ce renoncement à toute vie émotionnelle :
« à revoir tous ces objets, tante Adèle fut saisie par le vide et la mort qui régnait ce jour-là dans les pièces. Son coeur se serra malgré elle. Il lui semblait que le défunt [le père de Jutta] était resté seul à la maison pour l’accueillir ou, plutôt, la rappeler à l’inévitable perte des êtres aimés. » p.37
C’est elle encore qui se demande s’il faut mourir pour comprendre car
« la vie était-elle donc si cruellement sainte que la purification à laquelle elle procédait finissait par se confondre avec la mort ? » p.99
Jutta ne peut être qu’en colère vis-à-vis de sa tante qui même si elle refuse cette idée de sacrifice, ne fait que donner l’image d’une sexualité féminine refoulée au nom de la maternité :
« ainsi donc la question des petits-enfants, spirituels ici, charnels à l’étage du dessous, dominait-elle la famille avec son lot de monotonie » p.158
Chaque décès, la mort de son frère, celle de son enfance, annonce chez Jutta ce besoin corporel, charnel de se promener et d’aller plonger son corps à la source de sa vie,
« mais avec l’eau et le soleil les choses ne sont pas si simples. Je sortais déjà de l’eau, toute plongée dans le soleil /…/ Que se passa-t-il alors? Quelque chose d’indiciblement attendu, dont mon corps terrassé éprouvait en frémissant le besoin, qu’il espérait de toutes ses fibres charnelles et spirituelles ! Ce fut comme un baiser de l’univers. » p.159
Chaque décès engendre une période de sommeil enfiévré au cours duquel les rêves trahissent les refoulements de cette jeune fille fragile et intemporelle.

Chaque résurrection se transforme en pure émotion au plus près de laquelle Lou Andreas Salome nous mène, en nous effleurant les mains d’une caresse infinie de tendresse : nous restons béats au bord de l’amour, en plein dans la vie.
C’est loin de la demeure familiale que Jutta peut expérimenter toute l’étendue de sa corporéité, loin des secrets de famille : le désir refoulé de sa tante pour son père défunt, le suicide de son frère Stefan, homosexuel, mort du désespoir de ne pas être aimé à la hauteur de son désir.
Le désir n’a de cesse d’être contenu dans des convenances sociales au domicile de Jutta : ce n’est qu’en excursion à la montagne avec Florian, un ami de son frère Herbert, qu’elle va se sentir
« être la petite fille de Pentecôte, protégée par les messieurs de Pentecôte. Sûre d’être servie – ce qui revient à dire, pour parler franc, d’être désirée par eux ! » p.133
De cette aventure, Jutta conservera
« des choses qui [lui] semblèrent véritablement étranges /…/ cette pacotille rendue à son caractère de jeu – petite, insignifiante, sympathique et bon marché. On pouvait donc jouer avec ?! » p.166