On peut comparer ce livre de Nicolas Bouvier très facilement à Sur la route de Kerouak. Mais l’usage n’est pas l’usure du monde. Il n’y a pas la même ardeur à contempler dans la démence des moments à vivre, la simplicité des choses cachées.
« Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutais au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. »

Nicolas Bouvier nous emmène avec lui sur la route intemporelle de cette humanité à partager. Sa beauté y est source de compréhension et nos yeux de lecteurs se laissent emprisonner dans un monde en usage vertical, celui d’un homme debout à faire siennes les mouvances de la nature.
« La province est de langue hongroise. Les femmes y sont belles et portent le dimanche un costume d’une opulence mélancolique ; les hommes, petits, bavards, obligeants, fument de minces pipes à couvercle et vont encore à la messe en souliers à boucles d’argent. L’ambiance est capricieuse et triste. En un après-midi on est ensorcelé. »
La peur ni le désœuvrement ne peuvent s’accrocher aux mots de Nicolas Bouvier qui nous attirent insensiblement dans le vide de la confiance.
« Passé un certain degré de coriacité ou de misère, la vie parfois se réveille et cicatrise tout. Le temps passe, la déportation devient une forme de voyage et même, grâce à cette faculté presque terrifiante qu’a la mémoire de transformer l’horreur en courage, un voyage dont on reparle volontiers. Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne. »
S’offrir à la lecture de L’usage du monde, c’est accepter notre possible immobilité lacunaire de lecteurs et l’incompréhension d’un voyage sans détours.
« À mon retour, il s’est trouvé beaucoup de gens qui n’étaient pas partis, pour me dire qu’avec un peu de fantaisie et de concentration ils voyageaient tout aussi bien sans lever le cul de leur chaise. Je les crois volontiers. Ce sont des forts. Pas moi. J’ai trop besoin de cet appoint concret qu’est le déplacement dans l’espace. Heureusement d’ailleurs que le monde s’étend pour les faibles et les supporte, et quand le monde, comme certains soirs sur la route de Macédoine, c’est la lune à main gauche, les flots argentés de la Morava à main droite, et la perspective d’aller chercher derrière l’horizon un village où vivre les trois prochaines semaines, je suis bien aise de ne pouvoir m’en passer. »